59.
De retour à l’hospice, Caris s’attacha à mettre en place les mesures de précaution dont Merthin lui avait parlé. Elle fit couper des bandes de toile à l’intention des religieuses qui avaient affaire aux malades atteints de la peste pour qu’elles se protègent la bouche et le nez, et elle obligea tout le monde, après chaque visite à un patient, à se laver les mains au vinaigre et à l’eau. Les sœurs ne tardèrent pas à se plaindre d’avoir les mains gercées.
Madge fit transporter ses quatre enfants à l’hospice et, finalement, tomba malade à son tour. La vieille Julie, qui occupait la paillasse contiguë à celle de Marc le Tisserand, succomba au mal peu après. Pour tous ces malades, Caris ne put guère faire autre chose que de bassiner leur visage pour les rafraîchir, leur donner à boire de l’eau pure puisée à la fontaine du cloître et nettoyer leur vomi mêlé de sang en attendant qu’ils passent de vie à trépas.
Débordée par la tâche, elle n’avait pas le temps de songer à sa propre mort. Et si elle lisait dans les yeux de ses concitoyens une sorte d’admiration craintive devant tant d’abnégation, elle ne se prenait pas pour une martyre, plutôt pour quelqu’un qui préférait agir que rester à bougonner dans son coin. Comme tout un chacun à Kingsbridge, elle était hantée par la question de leur avenir à tous. Mais elle, elle s’interdisait d’y penser.
Le prieur Godwyn venait à l’hospice. Il refusait de porter le masque protecteur, affirmant qu’il s’agissait là de bêtises de bonnes femmes. Son diagnostic était immuable : échauffement du sang, et il continuait à préconiser des saignées et une nourriture à base de pommes aigres et de tripes.
Dans les circonstances présentes, l’alimentation n’était pas un élément essentiel du traitement puisque les patients rendaient tout ce qu’ils mangeaient. Les saignées, en revanche, accéléraient les progrès du mal, Caris en était convaincue. Les malades étaient déjà bien trop affaiblis par tout le sang perdu en toussant, en vomissant et en urinant. Mais c’était aux moines de décider puisque eux seuls étaient médecins ; elle ne pouvait que suivre leurs instructions. Débordée par la tâche, elle n’avait même plus le temps de se fâcher intérieurement quand elle voyait un moine ou une religieuse s’agenouiller près d’un patient, tenir son bras hors du lit, inciser sa veine à l’aide d’une lancette et laisser s’écouler une bonne pinte de sang dans une cuvette posée sur le plancher.
Sentant venir la fin, Caris s’assit au chevet de Mair et lui tint la main sans se préoccuper d’attirer les regards. Pour soulager ses tourments, elle lui donna une toute petite quantité de cette drogue euphorisante que Mattie lui avait appris à préparer à partir de fleurs de pavot. À défaut de calmer la toux, le remède la rendait plus supportable. Après une quinte, Mair respira plus facilement pendant un moment et fut même capable de parler. « Merci pour cette nuit à Calais, chuchota-t-elle à Caris. Tu n’as pas vraiment aimé ça, mais moi, j’étais au paradis. »
Caris essaya de ne pas pleurer. « Je suis si désolée de n’avoir pu être la personne que tu attendais.
— Tu m’as aimée à ta façon, je le sais. »
Elle toussa encore. La crise passée, Caris essuya le sang sur ses lèvres.
« Je t’aime », soupira Mair et elle ferma les yeux.
Caris se laissa aller à sa peine sans chercher à dissimuler ses pleurs. À travers l’écran de ses larmes, elle vit les couleurs quitter peu à peu le visage de Mair et sa respiration devenir de plus en plus difficile jusqu’à cesser complètement. Elle demeura accroupie par terre près de la paillasse, à caresser sa main morte, Mair était toujours aussi belle, malgré sa pâleur et son immobilité. Caris prit conscience subitement qu’une seule personne au monde l’avait aimée comme elle : Merthin, dont elle avait également rejeté l’amour. Perplexe, elle se dit que le problème devait trouver son origine en elle-même. Souffrait-elle d’une malformation de l’âme qui l’empêchait d’accueillir l’amour avec bonheur, comme les autres femmes ?
Plus tard, au cours de cette même nuit, les quatre enfants de Marc le Tisserand succombèrent à leur tour, ainsi que la vieille Julie.
Bouleversée, Caris ne savait plus où donner de la tête. La peste se propageait rapidement et tuait tous ceux qui en étaient atteints. Les gens vivaient comme des prisonniers enfermés dans une geôle qui se demandait lequel d’entre eux sera le prochain pendu. Après Florence et Bordeaux, Kingsbridge allait-elle devenir à son tour une ville aux rues jonchées de cadavres ? Dimanche prochain, ce serait jour de marché. De tous les villages à la ronde d’où l’on pouvait gagner Kingsbridge à pied, les paysans afflueraient par centaines pour commercer sur le parvis de la cathédrale. Combien seraient-ils à rentrer chez eux frappés d’un mal fatal, après s’être mêlés aux habitants d’ici dans les églises et les tavernes ? Dans cette situation, l’on ne pouvait que mesurer son impuissance. Face à ces forces terribles, on comprenait que les gens abandonnent la lutte, préférant affirmer que tout dépendait du monde des esprits. Mais cette attitude n’avait jamais été celle de Caris.
Traditionnellement, lorsqu’un moine ou une religieuse décédait, son enterrement donnait lieu à une cérémonie particulière à laquelle les frères et les sœurs participaient conjointement. Celle-ci se distingua par une profonde émotion, non seulement parce que Mair et la vieille Julie avaient toutes deux été aimées, la première pour sa beauté, la seconde pour son bon cœur, mais parce qu’aux prières récitées à l’intention de leurs âmes furent associés les enfants de Madge, également enterrés ce jour-là. Aux larmes de plusieurs religieuses se joignirent celles de nombreux habitants de la ville parmi les centaines qui avaient tenu à assister à l’office. Madge, pour sa part, ne put s’y rendre, n’étant pas en état de quitter sa couche à l’hospice.
La foule se réunit dans le cimetière. Le vent froid du nord et le ciel couleur d’ardoise annonçaient la neige. Frère Joseph prononça les oraisons et six cercueils furent déposés dans les tombes.
C’est alors qu’une voix s’éleva, exprimant haut et fort la question qui brûlait toutes les lèvres : « Allons-nous tous mourir, frère Joseph ? »
De tous les moines médecins, frère Joseph était le plus aimé. Il savait allier réflexion et chaleur humaine. À présent âgé d’une soixantaine d’années, il ne lui restait plus une seule dent.
Voici ce qu’il déclara : « Nous sommes tous voués à mourir un jour, mon ami, mais personne ne connaît l’heure de sa mort. C’est pourquoi nous devons toujours être prêts à rencontrer notre Dieu. »
Fidèle à son habitude de poser toujours les questions dérangeantes, Betty la Boulangère prit la parole à son tour : « Que pouvons-nous faire pour nous protéger de ce mal ? Car c’est la peste, n’est-ce pas ?
— La meilleure protection demeure la prière. Quel que soit le nom de cette maladie, venez à l’église vous confesser de vos péchés pour le cas où Dieu aurait décidé de vous rappeler à lui. »
Ces formules toutes faites ne pouvaient satisfaire Betty. Elle insista : « Merthin dit qu’à Florence, les gens restaient chez eux pour avoir le moins de contact possible avec les malades. Est-ce une bonne idée ?
— J’en doute. Les Florentins ont-ils évité la peste ? »
Tous les yeux se tournèrent vers Merthin, présent lui aussi, sa petite Lolla dans les bras. « Non, admit-il, ils n’ont pas évité la peste, mais s’ils n’étaient pas restés chez eux, le nombre de morts aurait peut-être été bien plus élevé.
— Rester chez soi et ne pas aller à l’église ? s’indigna Joseph en secouant la tête. Non ! Le meilleur remède consiste sans aucun doute à mener une vie sainte.
C’en était trop pour Caris, qui s’exclama avec colère : « Mais puisque la peste se propage d’une personne à l’autre ! C’est en restant loin des autres qu’on a le plus de chances de ne pas l’attraper !
— Parce que les femmes sont médecins, maintenant ! » ricana le prieur.
Caris ignora son interruption. « Il faut annuler le marché, affirma-t-elle avec force. C’est ainsi que nous sauverons des vies !
— Annuler le marché ? ironisa Godwyn sur un ton méprisant. Et comment cela ? En envoyant des messagers dans tous les villages ?
— En fermant les portes de la ville ! riposta-t-elle. Et en bloquant le pont. Il faut interdire la ville à quiconque n’est pas de Kingsbridge.
— Mais la maladie est déjà parmi nous.
— Il faut fermer les tavernes, annuler les réunions des guildes, interdire les banquets de mariage.
— À Florence, intervint Merthin, le conseil municipal suspendit ses réunions.
— Mais alors, comment commercera-t-on ? jeta Elfric.
— Tenez boutique ouverte, et ce sera la mort pour vous et tous les vôtres ! répondit Caris. À vous de choisir ! »
À cela, Betty déclara : « Pour ma part, je n’ai pas du tout envie de fermer boutique. Pourtant, je n’hésiterai pas à le faire si cela peut m’aider à garder la vie sauve. Et tant pis si 0je perds de l’argent ! »
À ces mots, Caris sentit naître en elle l’espoir d’avoir été comprise. Hélas, son soulagement fut de courte durée, car la boulangère ajoutait déjà : « Qu’en pensent les médecins ? Ce sont eux qui ont la meilleure connaissance de ces choses. »
Le soupir de Caris fut audible de tous.
Le prieur Godwyn se chargea de répondre : « La peste nous est envoyée par le Seigneur en punition de nos péchés. Le monde est devenu mauvais. L’hérésie, la luxure et l’irrévérence y règnent en maîtres. Les hommes remettent l’autorité en question ; les femmes affichent leurs corps ; les enfants désobéissent à leurs parents. Dieu est en colère et son ire est terrible. Vous aurez beau vous démener pour échapper à sa justice, son bras vous débusquera où que vous vous cachiez.
— Que faire, alors ?
— Allez à l’église ! Confessez vos péchés, priez et menez meilleure vie ! »
Toute discussion était inutile, Caris le savait. Néanmoins, elle ne put s’empêcher d’objecter : « S’il est vrai qu’un homme affamé doit aller à l’église, il est tout aussi vrai qu’il doit se sustenter.
— Sœur Caris, vous n’avez pas besoin d’en dire plus, intervint mère Cécilia.
— Nous sauverions bien davantage...
— Cela suffit !
— Mais c’est une question de vie ou de mort !
— Peut-être, répondit Cécilia en baissant la voix, mais personne ne vous écoute. Alors, cessez ! »
La supérieure avait raison, évidemment ; débattre de la question des heures durant, arguments à l’appui, ne servait à rien : le peuple se rallierait toujours au discours des prêtres ! Contrainte de l’admettre, Caris se mordit les lèvres et n’émit plus un son.
Carlus l’aveugle entonna un hymne. Les moines commencèrent à regagner la cathédrale en procession. Les nonnes les suivirent ; la foule se dispersa.
En passant du sanctuaire à la clôture, mère Cécilia éternua.
Tous les soirs, dans leur chambre particulière à l’auberge de La Cloche, Merthin chantait une chanson à Lolla au moment de la mettre au lit. Ou bien il lui récitait un poème ou lui racontait une histoire. C’était l’heure de la journée où la petite fille se confiait à son père, lui posant les questions surprenantes que pose un enfant de trois ans et dont certaines sont enfantines, d’autres comiques et d’autres encore d’une profondeur inattendue.
Ce soir-là, alors qu’il lui chantait une berceuse, Lolla fondit en larmes. « Pourquoi est-ce que Dora est morte ? » Elle s’était prise d’une véritable affection pour la fille de Madge, avec laquelle elle avait passé de longs moments à jouer à la marchande ou à tresser ses cheveux. « Elle a attrapé la peste, lui expliqua Merthin.
— Comme maman, répondit Lolla. C’est la grande moria ajouta-t-elle en italien, n’ayant pas encore complètement oublié cette langue.
— Moi aussi, je l’ai eue. Mais, tu vois, maintenant je suis remis.
— Libia aussi est guérie, déclara Lolla, parlant de la poupée en bois qu’elle n’avait pas lâchée depuis qu’ils étaient partis de Florence.
— Ah, parce que Libia avait attrapé la peste ?
— Oui. Elle éternuait, elle avait de la fièvre et aussi des taches sur le corps. Mais une religieuse l’a bien soignée.
— Tu m’en vois ravi pour elle parce que, maintenant, elle ne risque plus de retomber malade. Vois-tu, c’est une maladie qu’on n’attrape jamais deux fois.
— Toi non plus, tu ne retomberas plus malade, alors ?
— Non. »
Sur cette affirmation rassurante, il lui souhaita bonne nuit. « Bonne nuit ! » répondit-elle. Mais au moment où il atteignait la porte, elle ajouta : « Et Bessie ? Elle tombera malade ?
— Dors, maintenant.
— Je l’aime bien, Bessie.
— Tu as tout à fait raison. Allez, dors bien ! » Il ferma la porte.
En bas, la grande salle de l’auberge était déserte. Les gens hésitaient à se rendre dans des lieux fréquentés. Le message de Caris avait porté ses fruits malgré le discours de Godwyn.
Une savoureuse odeur de potage guida Merthin jusqu’à la cuisine. Bessie était en train de remuer une potée sur le feu. « Des fèves au lard », lui lança-t-elle.
Merthin s’assit à la table à côté de son père et se servit en pain. Paul, un gaillard d’une cinquantaine d’années, lui versa une chope de bière.
Bessie remplit les écuelles. Merthin la regarda s’activer en se réjouissant intérieurement de savoir qu’elle rendait à Lolla son affection. Elle surveillait souvent sa fille le soir et la petite avait déjà confié à son père qu’elle préférait Bessie à la bonne qu’il avait engagée pour s’occuper d’elle dans la journée.
La pensée lui vint qu’il ne pouvait pas demeurer éternellement à La Cloche. Il s’y était installé parce que sa maison de l’île aux lépreux était occupée par Jimmie et qu’il n’avait pas envie de le mettre à la porte. C’était de plus une toute petite maison, bien plus petite que son palagetto de Florence. Et puis, il se sentait bien dans cette auberge. L’endroit était chaleureux et parfaitement tenu ; la nourriture y était bonne et la boisson abondante. S’il n’avait pas eu de note à payer tous les samedis, il aurait pu se croire au sein de sa famille.
Néanmoins, il avait hâte d’emménager dans un lieu à lui. Plus longtemps il resterait à La Cloche, plus Lolla aurait de la peine à quitter Bessie. Or sa fille avait déjà perdu trop de personnes aimées au cours de sa jeune vie ; elle avait besoin de stabilité. Peut-être devrait-il déménager maintenant, se dit-il, avant qu’elle ne s’attache trop à Bessie ?
Le souper achevé, Paul se retira pour aller dormir. Bessie lui versa une autre chope de bière et ils restèrent tous deux à deviser au coin du feu. « Combien de personnes sont-elles mortes à Florence ? voulut-elle savoir.
— Des milliers. Probablement, des dizaines de milliers. Il n’a pas été possible d’en tenir le compte.
— Je me demande qui sera le prochain à mourir chez nous.
— J’y pense sans arrêt.
— Ce pourrait être moi.
— C’est effrayant, n’est-ce pas ?
— Avant de mourir, j’aimerais bien connaître un homme une dernière fois. »
Merthin se contenta de sourire.
« Je n’en ai pas vu un seul depuis que mon Richard est décédé, et ça fait plus d’une année.
— Il te manque ?
— Et toi ? Depuis combien de temps es-tu sans femme ? » En fait, cela remontait à la mort de Silvia. Au souvenir de son épouse, Merthin regretta de ne pas lui avoir manifesté assez de gratitude pour l’amour qu’elle lui portait. « Ça doit faire à peu près aussi longtemps, répondit-il.
— C’était ton épouse ?
— Oui, paix à son âme !
— C’est difficile de rester aussi longtemps sans connaître l’amour.
— Oui.
— Enfin, toi, tu n’es pas le genre à aller avec n’importe qui. Tu veux quelqu’un qui t’aime.
— Probablement.
— Je suis pareille. C’est merveilleux d’être avec un homme.
Il n’y a rien de meilleur au monde, mais seulement si on s’aime vraiment l’un l’autre. Je n’ai connu qu’un homme dans ma vie, mon mari. Je ne suis jamais allée avec quelqu’un d’autre. »
Bessie disait-elle vrai ? Merthin n’avait aucun moyen de le savoir en toute certitude. Elle paraissait sincère. Mais c’était le genre de phrase que toute femme aurait prononcée, quoi qu’il arrive.
« Et toi ? poursuivit-elle. Combien de femmes as-tu eues ?
— Trois.
— Ton épouse, et Caris avant elle. Mais la troisième, qui était-ce ?... Ah, oui, bien sûr : Griselda !
— Je ne livrerai pas leurs noms.
— Ne t’inquiète pas, tout le monde les connaît. »
Merthin eut un petit sourire dépité. Il se doutait bien que la ville entière était au courant de ses amours, même si personne n’en détenait la preuve. Mais dans ce domaine, les gens ne se trompaient guère en règle générale.
« Quel âge a le petit de Griselda maintenant ? Sept ans ? Huit ?
— Dix.
— Oh là là, j’ai un de ces mal aux genoux ! se plaignit Bessie. Regarde, ils sont énormes ! » Et, pour appuyer son propos, elle remonta sa jupe sur ses jambes. « J’ai toujours détesté mes genoux, mais Richard les aimait bien. »
Merthin baissa les yeux. Son regard effleura les cuisses blanches de Bessie pour se poser sur ses genoux. Ils étaient effectivement dodus au point de présenter des fossettes.
« Richard aimait bien les embrasser, dit-elle. Il était si doux. » Elle rajusta sa robe en la relevant complètement sur ses jambes, comme s’il n’y avait pas moyen de faire autrement. L’espace d’un instant, elle offrit à Merthin une vue parfaite sur son attirante touffe de poils près de l’aine. « Parfois, il m’embrassait partout, surtout après le bain. Je m’y suis habituée. J’aimais tout ce qu’il me faisait. Un homme peut faire tout ce qu’il aime à une femme qui l’aime. Tu ne trouves pas ? »
Merthin se leva. « Tu as probablement raison, mais ce genre de conversation ne débouche que sur une chose. Mieux vaut que j’aille me coucher avant de commettre un péché. »
Elle lui souhaita bonne nuit avec un sourire attristé. « Dors bien. Si tu te sens seul, tu me trouveras ici, près du feu.
— J’en prends note. »
*
Mère Cécilia eut droit à un véritable lit, et non à une paillasse à même le sol, lorsqu’on l’installa dans l’hospice à l’endroit le plus saint de tous : juste devant l’autel. Rassemblées autour de sa couche, les religieuses prièrent et chantèrent sans interruption toute la journée et toute la nuit par petits groupes qui se relayaient, veillant à ce qu’il y ait toujours à portée de sa main une tasse d’eau claire puisée à la fontaine et quelqu’un pour rafraîchir son visage avec de l’eau de rose. Las, ces soins demeuraient sans effet ; la mère prieure déclina aussi rapidement que les autres malades. Son sang s’échappait par presque tous ses orifices, du nez au vagin. Sa respiration était de plus en plus difficile et sa soif inextinguible.
Au cours de la quatrième nuit, après avoir éternué, elle manda Caris.
Celle-ci était profondément endormie, épuisée par son activité incessante dans cet hospice qui ne désemplissait pas. En cet instant précis, elle était immergée dans un rêve où tous les enfants de Kingsbridge étaient atteints de la peste et où elle courait d’un bout à l’autre de la grande salle pour s’occuper de tout le monde à la fois. Et voilà qu’un enfant tirait sur sa manche violemment, juste au moment où elle venait de se rendre compte qu’elle aussi avait attrapé la maladie. Elle refusait de lui prêter attention, essayant désespérément d’imaginer un moyen pour que la multitude de patients continue à bénéficier de soins alors qu’elle-même serait bientôt sans forces. Brusquement, elle prit conscience qu’on la secouait pour de vrai, par l’épaule, en la suppliant instamment de se réveiller. « Ma sœur, vite ! La mère prieure vous réclame de toute urgence ! »
Elle ouvrit les yeux. Une novice se tenait près de sa couche, une bougie à la main. « Comment va-t-elle ? demanda Caris.
— Elle est au plus mal, mais elle peut encore parler et vous réclame ! »
Caris bondit hors de son lit et chaussa ses sandales. C’était le milieu de la nuit. Dehors, il faisait un froid glacial. S’étant couchée tout habillée, elle n’eut qu’à jeter sa couverture sur ses épaules. L’instant d’après, elle dévalait l’escalier en pierre.
L’hospice croulait sous le nombre des morts. Une forte odeur de sang imprégnait l’atmosphère. Les paillasses avaient été alignées en épi sur le sol pour que les patients encore capables de se tenir assis puissent apercevoir l’autel. Les familles se pressaient autour des lits. À genoux auprès de Cécilia, quatre religieuses chantaient.
Caris prit une bande de toile propre dans un panier placé près de la porte et s’en couvrit la bouche et le nez. Apercevant la prieure les yeux fermés, elle craignit d’être arrivée trop tard. Mais celle-ci, sentant sa présence, tourna la tête et ouvrit les yeux.
Caris s’assit au bord de son lit. Ayant imbibé un chiffon d’eau de roses, elle entreprit de nettoyer le sang qui maculait sa lèvre supérieure.
Respirer était devenu une torture pour mère Cécilia. Entre deux halètements, elle parvint à marmonner : « Quelqu’un a-t-il survécu à cette terrible maladie ?
— Seulement Madge la Tisserande.
— Qui justement ne voulait plus vivre.
— Ses quatre enfants sont morts.
— Je n’en ai plus pour longtemps, moi non plus.
— Ne dites pas cela.
— Tu t’oublies ! Les religieuses ne craignent pas la mort.
Quand elle vient, nous lui faisons bon accueil car nous avons aspiré, notre vie entière, à être unies à Jésus. Épuisée par ce long discours, elle fut prise d’une quinte de toux.
« Oui, ma mère, répondit Caris en essuyant le sang sur son menton. Mais il n’est pas interdit de pleurer à celles qui restent en arrière. » Elle avait les larmes aux yeux ; elle était désespérée de perdre mère Cécilia après sœur Mair et la vieille Julie.
« Ne te lamente pas, laisse cela aux autres ! Toi, tu dois être forte.
— Pourquoi le devrais-je ?
— Parce que je crois qu’il est dans les intentions du Seigneur que tu me remplaces à la tête du couvent. »
Quelle étrange décision ! D’ordinaire, Dieu place à ce poste des religieuses aux vues plus orthodoxes, songea Caris in petto. Mais elle ne dit rien. Elle avait appris depuis longtemps qu’il était inutile d’exprimer tout haut ce genre d’opinions. Aussi répondit-elle : « Je ferai de mon mieux pour être à la hauteur de la tâche si les sœurs me choisissent.
— Je pense qu’elles t’éliront.
— Sœur Élisabeth voudra certainement que sa candidature soit prise en considération.
— Élisabeth est intelligente. Toi, tu as du cœur ! »
Caris hocha la tête. Mère Cécilia avait probablement raison, Élisabeth serait une prieure trop sévère. Elle-même était certainement mieux faite pour diriger le couvent, malgré ses doutes sur l’efficacité de la prière et des cantiques, convaincue qu’elle était des bienfaits de la médecine et de l’éducation. Fasse le ciel que sœur Élisabeth ne dirige jamais l’hospice ! se dit-elle tout bas.
« Je dois encore te transmettre une chose, déclara Cécilia d’une voix volontairement si basse que Caris dut se pencher très près pour l’entendre. C’est une chose que m’a dite le prieur Anthony au moment de mourir et qu’il avait gardée secrète jusque-là. Je fais de même. »
Caris aurait préféré ne pas se voir confier un secret lourd à porter. Hélas, face à la mort, de tels scrupules n’étaient pas de mise.
Cécilia déclara : « L’ancien roi n’est pas mort d’une chute. »
La nouvelle laissa Caris pantoise. L’affaire avait beau s’être passée voilà plus de vingt ans, elle avait encore présentes à l’esprit les rumeurs d’assassinat qui avaient circulé à l’époque. Assassiner un roi était le pire crime qui se puisse imaginer ! C’était même un double crime puisqu’au meurtre s’alliait la trahison – péchés mortels l’un et l’autre. Être au fait d’une telle ignominie plaçait quiconque en grand danger. Il n’était donc pas surprenant qu’Anthony ait gardé ce secret pour lui jusqu’à son dernier souffle.
Cécilia continuait : « La reine et son amant Mortimer, profitant que le prince héritier n’était encore qu’un petit garçon, voulurent se débarrasser d’Édouard II. Et Mortimer réunit effectivement entre ses mains tous les pouvoirs d’un roi sans en porter le nom. Mais il ne régna pas aussi longtemps qu’il l’avait espéré. Le jeune Édouard III grandit trop vite. » Une quinte de toux très affaiblie contraignit Cécilia à se taire.
« Je me souviens de l’époque où Mortimer fut exécuté, dit Caris. J’étais déjà adolescente.
— Édouard n’a jamais voulu que la vérité sur la mort de son père se sache. Voilà pourquoi le mystère demeure jusqu’à aujourd’hui. »
Caris était abasourdie. Car la reine Isabelle vivait toujours. Elle menait grand train à Norfolk, révérée de tous en tant que mère du souverain régnant. Si la nouvelle se répandait qu’elle avait sur les mains le sang de son royal époux, le bouleversement politique qui en résulterait aurait la violence d’un tremblement de terre ! Du seul fait qu’elle connaissait la vérité, Caris sentit subitement peser sur elle une chape de culpabilité. Elle voulut s’assurer qu’elle avait bien entendu.
« Il a vraiment été assassiné ? » demanda-t-elle.
Comme la supérieure ne répondait pas, elle scruta ses traits.
Mère Cécilia ne bougeait plus ; son visage était immobile, ses yeux fixaient le ciel. La mère prieure avait quitté ce bas monde.